Nouvelle année, nouvelles résolutions

En ce début d’année, nous livrons à votre méditation ce petit texte, rédigé il y a presque 75 ans… mais qui demeure très actuel ! Puisse-t-il nous aider à prendre un (nouveau) bon départ !

Mon ami Jacques, un jeune garçon observateur, à l’esprit vif, aux réparties inattendues, familier de la liturgie, étant l’élève des moines, lançait, il y a quelques jours, au milieu d’un groupe de cousins et de cousines : « Papa, c’est un confesseur pontife ! » Je garantis qu’il n’y avait pas trace de malice dans ce trait. Mais, n’ayant plus, hélas la candeur de Jacques, je n’ai pu m’empêcher de goûter la saveur gentiment cruelle de son mot. Vous avouerai-je qu’il me revient parfois à l’esprit dans mes contacts avec vous.

Votre absence d’inquiétude m’inquiète.

Je vous trouve tellement tranquilles dans votre possession de la vérité, si confortablement établis sur le palier de la vie vertueuse…

« Mais, direz-vous, pourquoi serions-nous inquiets ? Si nous ne sommes parfaits au moins nous efforçons-nous d’être en règle avec la loi morale et de faire le bien autour de nous. »

Fausse assurance ! Non, vous n’êtes pas en règle avec la loi morale, on n’est jamais en règle… Car la morale n’est pas seulement d’éviter le mal, ou de faire telle chose, mais de faire le bien, tout le bien. Et tant qu’il y a un désordre dans le monde — car c’est du monde que chaque homme est responsable — et tant qu’il y a un homme qui souffre, et tant qu’il y a mieux à faire, on n’est pas en règle.

 

Il n’est d’ailleurs que de lire l’Évangile, cet inquiétant petit livre, pour s’en convaincre. Toute la loi morale du Christ ne tient-elle pas en ces deux mots : Tu aimeras ? Or l’amour n’a pas de limites. Nul ne peut se vanter d’être en règle avec lui. « La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure ». L’amour est vie et — nous disent les biologistes — la vie est tension, mouvement, ingéniosité, ténacité, élan incoercible. C’est-à-dire tout le contraire de la quiétude. Plus de repos pour celui qui aime. C’est pourquoi il en est tant qui cherchent à se mettre à l’abri de l’amour, qui en ont peur et préfèrent se soumettre à un code.

Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle amour. Aimer, c’est vouloir l’épanouissement d’un être, c’est y travailler avec acharnement. C’est lui donner tout ce que l’on a et tout ce que l’on est. C’est souffrir de n’avoir pas toutes les richesses, pour le combler sans mesure. C’est souffrir de n’être pas tout-puissant pour travailler à son bonheur. Comprenez-vous pourquoi la quiétude me paraît pauvreté d’amour ? Et l’inquiétude, signe d’amour ?

 

Il est une mauvaise inquiétude, ver rongeur des cœurs avares ; elle est faite de la peur de perdre, de la crainte de n’avoir pas assez, d’un dépit chronique. Elle est morose, jalouse, nerveuse. Ce n’est pas d’elle, bien sûr, que je plaide la cause, mais de cette inquiétude humble, patiente optimiste, tout-allante, qui est inquiétude d’amour. La possédez-vous ? … Ou plutôt, vous possède-t-elle ?

 

Aimez-vous votre conjoint d’un amour « inquiet » ? Il y a peut-être en son cœur des déceptions secrètes, des blessures à panser, des aspirations informulées : essayez-vous de les deviner ? Et ses talents, les faites-vous fructifier, comme il est dit du bon serviteur dans l’Évangile ? Travaillez-vous inlassablement sur vous-même pour lui plaire davantage et lui être plus utile ? L’amour qui n’avance pas, recule.

 

De vos enfants, êtes-vous inquiets ? Je ne vous demande pas si vous êtes mécontents d’eux, mais de vous-mêmes. Devant vos échecs en matière d’éducation, quel est votre premier mouvement ? De les en rendre responsables, ou de vous en accuser vous-mêmes ? N’estimez-vous pas trop vite avoir tout fait ? Tant qu’on n’a pas prié — avec cette véhémence d’un cœur que rien ne décourage — tant qu’on n’a pas fait pénitence, il n’est pas vrai de dire qu’on a tout fait : on n’a pas fait grand-chose.

 

Votre prochain, le proche prochain — voisin de palier, locataires de la maison, habitants du quartier, ouvriers de l’usine — êtes-vous si sûrs de l’aimer vraiment ? Le Christ ne vous dira-t-il pas un jour : « J’étais malade, en prison, j’avais faim, et tu n’es pas venu à mon secours ? » Je sais bien que vous ne pouvez pas secourir tout le monde, mais vous pourriez souffrir de ne pas pouvoir secourir. À cela aussi se reconnaît l’amour.

(…)

Et Dieu, l’aimez-vous ? Le blasphème de ce garçon dans la rue, l’insulte bien plus grave de votre patrie qui ne veut plus reconnaître sa souveraineté, ces centaines de millions d’hommes qui ignorent sa paternité, est-ce intolérable à votre cœur ? Dans votre sphère, êtes-vous un serviteur passionné de sa gloire ?

 

Je vous jette une poignée de questions. Puissent-elles vous inquiéter, si vous ne l’êtes pas assez.

Mais si vous trouvez en vous cette vivante inquiétude de l’amour, allez à Dieu avec confiance ; que cette confiance soit inaltérable, même aux heures où vous faites cruellement l’expérience de votre faiblesse. Saint Jean (I Jean III, 19-20) vous y invite : « Nous rassurerons nos cœurs, alors même que notre cœur nous condamne, car Dieu est plus grand que notre cœur. »

 

Père Henri Caffarel,

in L’Anneau d’Or, n° 20, mars-avril 1948.

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